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Saint Irénée — Parole de sages

Le sappel

actualités

No 80
journal du sappel / Février 2011 Journal Télécharger le journal au format PDF

La dignité humaine

Nous publions des extraits d'un article rédigé par Pierre Davienne dans une revue de la faculté de théologie, Théophilyon de septembre 2008.

Il y a quelques années, dans une rue de Vénissieux (Rhône), deux voitures de police, avec girophare en fonction sont garées devant un abri-bus. Un homme est étendu. Je reconnais Daniel L. Il y a une dizaine de policiers, dont des femmes; ils le regardent de haut, les bras croisés, lui, étendu par terre. Ils ont du lui demander ses papiers, car il a ouvert son portefeuille et appuyé sur un coude, il les étale sur le trottoir. Il grommelle, hagard. Il n'est pas bien du tout. Je m'approche. Les policiers sont étonnés, soupçonneux, ils me demandent si je le connais. Ils prennent son identité et me demandent si je vais m'en occuper. Je le soulève et le ramène chez lui, dans un foyer Sonacotra où il a peur de se rendre. Les occupants, pour beaucoup immigrés, se moquent de lui et le rackettent. Il a une énorme brûlure à la main gauche.

Quand il s'agit de parler de dignité je repense à l'événement de ce jour-là. Un homme par terre, perdu, et d'autres, gardiens de la paix, debout, fiers, dignes... Personne qui l'ait relevé. Est-ce l'habitude de considérer certains hommes comme des êtres couchés, inférieurs, incapables de se dresser, de tenir leur rang. Il avait du boire un peu de trop mais est-ce une raison de le laisser à terre ? Où était la dignité ? Qui en était porteur ?

La question de la dignité renvoie immédiatement à la question du mérite, donc de la séparation. Tout le monde est-il digne d'être digne ? Certains sont-ils plus dignes que d'autres ? Si oui, s'agit-il vraiment d'une même humanité entre les dignes et ceux qui sont, osons le mot, les indignes ?

La dignité : un absolu lié à la vie.

Daniel a cinquante et un ans. Il vit seul. Ses frères et soeurs ne peuvent plus supporter ses éclats, ses demandes d'argent sans cesse réitérés. Mis sous tutelle, il a pu avoir un logement, mais là, "faible", il a accueilli des personnes à la rue et a fini par se faire mettre dehors par ceux-là même qu'il avait accueillis. Il parle de lui à la troisième personne : " Il est gentil Daniel." Il dit toujours "oui" à tout mais fait absolument comme il veut. Aucun projet ne tient avec lui. Rien ne marche. Toutes les tentatives de "réinsertion" ont échoué. Il marche dans les rues toute la journée à la recherche d'on ne sait quoi. Il a toujours des blessures aux jambes, à la tête. Il tombe à cause de l'alcool, mais aussi se blesse, se cogne. D'une certaine manière il devrait être mort depuis longtemps, de suicide, d'accident, d'une mauvaise alimentation, bref, d'une vie de misère. Mais il est vivant.

Ce qui est surprenant, c'est qu'il soit encore en vie à cinquante et un ans. Il y a comme un refus de la mort qui ne se fonde pas sur une pensée, sur une morale, sur un engagement civique. Il n'a pas les moyens de tout cela.

Qu'est ce qui reste quand on n'a plus rien : la vie. Aucune explication de type sociologique, psychologique, religieuse ne peut rendre compte du mystère qu'est Daniel. Il vit. Il a en lui une bonté, une beauté qui dérange. Il porte en lui comme un refus de ce qui n'est pas humain, un refus d'une culture qui accepte l'idée de déchet humain, qui accepte que des humains vivent dans le froid, la faim et le sentiment de malédiction. Il nous disait au cours d'un partage : "Quand on est , comme cela, tous ensemble, on est en vie éternelle." Il était encore capable de nous enseigner que ce que nous vivions ensemble avait une valeur infinie. Il était capable de rejoindre, de toucher des personnes extrêmement différentes de lui, et de leur parler d'une humanité commune.

Cela rejoint les options de base du mouvement ATD quart-Monde : "Tout homme porte en lui une valeur fondamentale inaliénable qui fait sa dignité d'homme. Quels que soient son mode de vie ou sa pensée, sa situation sociale ou ses moyens économiques, son origine ethnique ou raciale, tout homme garde intacte cette valeur essentielle, qui le situe d'emblée au rang de tous les hommes. Elle donne à chacun le même droit inaliénable d'agir librement pour son propre bien et pour celui des autres."

C'est l'affirmation d'une dignité fondamentale et donc d'une commune humanité qui fonde la capacité à faire grandir l'humanité en chacun et pour tous ; et non l'inverse.

Comme le fait remarquer Jean François Matteï à juste titre :" A Rome le mot "dignitas" désigne le mérite attaché à une fonction ou à un office. Et par conséquent la considération et l'estime qu'on a pour celui qui en est digne." (1) On sait comment la "dignité" de quelques citoyens grecs ou romains reposait sur le labeur d'une masse considérable d'esclaves. Mais sommes-nous vraiment éloignés de cette situation ? En droit certes non, mais dans la réalité... La famine qu'on appelle pudiquement et injustement "crise alimentaire" ne serait-elle pas le fait de la décision de quelques uns?

Le drame est que le jugement sur la dignité ou l'indignité de quelqu'un passe par la grille d'analyse de ceux qui ont une capacité à analyser. Ainsi, comment comprendre le désespoir et donc le sursaut de dignité d'une maman qui voit son enfant ne pas apprendre à l'école et qui faute de capacité à s'expliquer va frapper le directeur de l'école? Comment interpréter comme une dignité fondamentalement humaine le fait qu'une famille très pauvre accueille une autre famille expulsée de son logement parce que dit-elle: " on ne laisse pas quelqu'un à la rue ! " et que cet accueil se termine dans la violence.

Quand il n'y a plus rien, il y a la vie.

Il y a la survie, et la survie n'est pas le retour à la bestialité comme on l'interprète souvent. Comme en écho à la vie du Quart-Monde, le témoignage de Robert Antelme qui a vécu les camps de concentration nazis, est saisissant. Il écrit: "Militer, ici, c'est lutter raisonnablement contre la mort. Et la plupart des chrétiens la refuse ici avec autant d'acharnement que les autres. Elle perd à leurs yeux son sens habituel. (...). Ici la tentation n'est pas de jouir, mais de vivre. Et si le chrétien se comporte comme si s'acharner à vivre était une tâche sainte, c'est que la créature n'a jamais été aussi prés de se considérer elle même comme une valeur sacrée. Elle peut s'acharner à refuser la mort, se préférer de façon éclatante : la mort est devenue mal absolu, a cessé d'être le débouché possible vers Dieu. (...) Mais plus tard lorsque son sang lui refrabriquera sa culpabilité, il acceptera par exemple qu'on lui dise que la faim est basse pour se faire pardonner y compris rétrospectivement, le temps il avait pris la place de Dieu." (2)

Et plus loin il ose affirmer : "L'expérience de celui qui mange les épluchures est une des situations ultimes de résistance. (...) il revendique dans l'acharnement à manger pour vivre, des valeurs les plus hautes. Luttant pour vivre, il lutte pour justifier toutes les valeurs, y compris celles dont son oppresseur, en les falsifiant d'ailleurs, tente de se réserver la jouissance exclusive. (...) Beaucoup on mangé des épluchures. Ils n'étaient certes pas conscients, le plus souvent, de la grandeur qu'il est possible de trouver à cet acte. Ils étaient plutôt sensibles à la déchéance qu'ils consacraient. (...) Les perspectives de la libération de l'humanité dans son ensemble passent ici, par cette "déchéance"..." (3)

Comment ne pas penser à la "déchéance", à la fin misérable du rabbi de Nazareth? Comment ne pas penser à la réponse superbe de la cananéenne à ce même rabbi qui vient de lui refuser la guérison de sa fille en lui disant : "On ne donne pas le pain des enfants aux petits chiens..." - "Justement, les petits chiens mangent les miettes qui tombe de la tables des enfants." (Math 15,27) Ce "justement", n'est pas résignation à une fatalité, il est intelligence des pauvres qui supportent tout pour obtenir la vie des enfants.

Les actes de résistance des pauvres surprennent, parfois choquent tant ils sont éloignés de l'honorabilité, tant ils sont la manifestation du refus du mépris, du refus de mourir. Ainsi cette maman dont les enfants sont placés, qu'elle ne peut plus voir, se découvre enceinte, au quatrième mois, d'un neuvième enfant... Si ces gestes, ces paroles sont vraiment des sursauts de dignité comment s'en convaincre, comment lire avec leurs yeux, comment repérer cet absolu ?

La dignité manifestée.

La résistance de Daniel fut de courte durée. Daniel se fait renverser par une voiture qui ne s'arrête même pas et il meurt. Cinq jours plus tard nous sommes convoqués pour reconnaître son corps tout abîmé. Sur son bras droit est tatoué une petite croix. Sans argent, il devait passer de la morgue au funérarium. Il fut enterré comme un prince par l'Eglise, dans une église de banlieue où la solidarité n'a pas manqué. A la sortie des funérailles plusieurs personnes demandaient à être enterrés comme lui. Qu'avions-nous fait ? Nous avons repris toutes les paroles de Daniel que nous avions récoltées, les gestes qu'il avait posés. Son enterrement fut l'occasion de partager ce que nous avions appris de lui. Sa famille en fut toute retournée. Une femme originaire de Guinée, nous raconta comment dans son pays, il est fait mémoire du défunt. Elle ajouta :" Il ne faut jamais minimiser la vie d'un homme : dans le quartier, il était vu comme un clochard, mais aux yeux de Dieu c'était un fils de Dieu." Pourtant son arrivée dans le groupe de prière fut difficile. Il était souvent ivre et ses interventions intempestives provoquaient la moquerie et le mépris. Mais la profondeur de ses propos, expliqués, encouragés par le groupe avait fini par convaincre tout le monde de la nécessité de sa présence, même si celle-ci était toujours imprévisible... On pourrait dire que l'absolu de la dignité est toujours révélé par un autre. C'est un acte de justice que de s'engager à recueillir le génie du plus faible qui s'arcboute contre l'adversité et la mort sans moyens, sans appui. Il devient un lieu de connaissance.

Il devient aussi un lieu de reconnaissance d'une humanité commune. Les pauvres rassemblent parce qu'ils font voler en éclat ce qu'ils ne peuvent eux-même maîtriser, ce que nous croyons être de l'ordre de la culture et qui en réalité n'est que rempart déguisé. Ils mettent en évidence le danger d'un savoir qui sépare. Mettre les plus faible au centre des projets humains, c'est assurer à chacun qu'il ne sera pas abandonné, qu'il ne tombera pas sous un seuil fatidique où sa dignité sera mise en cause. Un jour une femme qui faisait des crises d'épilepsie vint au Sappel. Des d'adultes du Quart-Monde rencontrèrent les responsables pour que cette femme soit chassée, tant elle remettait en cause le fragile équilibre du groupe. Ils menacèrent de ne plus venir. La réponse fut tranchante : C'est elle qui avait la priorité. Après un certain temps de flottement, la vie du groupe fit un bond en avant prodigieux : chacun était assuré qu'il avait sa place, qu'il serait respecté quoiqu'il devienne. L'indignité, c'est accepter qu'il y ait des planchers en dessous desquels des humains sont abandonnés.

La vie de Daniel est lumière.

Lorsqu'il participait au groupe de prière, très souvent il disait en écartant les bras:" Je vais vous dire quelque chose : Le Seigneur est avec nous !" Cette phrase de la liturgie eucharistique le faisait vivre. Nous nous sommes beaucoup interrogés sur l'habitude qu'il avait prise de la répéter. Cet homme dont tout le quartier se moquait, cet homme humainement cassé, était, spirituellement, loin devant. Il exerçait la dignité sacerdotale de son baptême en assurant à la communauté chrétienne que Dieu était présent dans le monde. Lui, le défiguré affirmait qu'aucun humain, créé à l'image et à la ressemblance de Dieu n'était abandonné de Lui.

La dignité révélée par les exclus ne se fonde pas sur une capacité à mettre en oeuvre, à organiser le droit et la justice; elle n'enferme pas dans un statut à conquérir. Mais elle est, sur le point de sombrer dans la déchéance et la mort, au delà du sens, indignation absolue devant le mépris, contestation radicale de ce qui se fonde sur l'exclusion, proclamation d'une fraternité possible. Elle est revendication d'une humanité une, ouverte sur un don à recevoir.

Pierre Davienne,

1. J.F. Mattéi, De l'indignation, Paris, la table ronde, 2005, p15
2. R. Antelme, L'espèce humaine, Paris, Gallimard, 1957, p47
3. Ibid, p106

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