La différence entre les riches et les pauvres, c’est que les riches, ils ne pensent pas aux pauvres, alors que nous, on pense sans arrêt aux riches…

Quico — Parole des pauvres

Le sappel

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No 75
journal du sappel / Mars 2009 Journal

ECCE HOMO – VOICI L’HOMME

Sœur Anne-Catherine de la congrégation de Notre-Dame de Sion (comme sœur Emmanuelle) vit à Jérusalem depuis déjà plusieurs décennies. Au Centre spirituel de l’ECCE HOMO où elle réside avec quelques unes de ses sœurs et des membres de la communauté du Chemin Neuf, sont organisées tout au long de l’année des sessions bibliques pour permettre à des retraitants de faire un parcours de découverte de la Bible, de l’histoire de la Terre Sainte et de connaissance des diverses réalités d’Israël aujourd’hui. Ce centre spirituel se trouve au cœur de la vieille ville de Jérusalem, en plein quartier arabe, le long de la Via Dolorosa, rue que le Christ portant sa croix aurait empruntée avant d’être crucifié à l’extérieur de la ville, au mont Golgotha. En permanence, des chrétiens de toutes confessions empruntent cet itinéraire pour prier le "Chemin de Croix". L’ECCE HOMO se trouve également à quelques minutes à pied de l’Esplanade des Mosquées, haut lieu de pèlerinage et de prière musulman, mais aussi à proximité du Cottel (appelé aussi "Mur Ouest" ou "Mur des Lamentations"). L’ECCE HOMO se trouve ainsi à un véritable carrefour des religions juive, musulmane et des multiples confessions chrétiennes. Ainsi tout au long de la journée, selon les heures, les croyants et pélerins de toutes origines ne cessent de se croiser dans ces rues étroites.

La vocation particulière des sœurs de Notre Dame de Sion est de vivre une présence fraternelle et spirituelle au sein de la religion juive et d’œuvrer pour une réconciliation en profondeur avec les diverses communautés croyantes.

Lors de la session d’avril 2008 à laquelle nous participions, dans la salle du "lithostrotos" ( "la dalle de pierre" avec le jeu gravé avec lequel des soldats romains auraient jouer aux dés la tunique de Jésus après sa condamnation), sœur Anne nous a introduits à une méditation autour de la vie et de la mort de Georges Bodenheim, père de sa belle-sœur, lors de la seconde guerre mondiale.

JM & MN LOPEZ-DUBEUF

« J’ai reçu de ma belle-sœur le témoignage bouleversant de l’héroïsme de son père interné à Drancy avant d’être exécuté à Auschwitz. Dans le camp de transit, il avait la responsabilité du magasin des produits d’entretien. Il en profitait pour faire circuler des messages à l’extérieur en les glissant dans des caisses, des cartons. Son jeune associé dans le magasin a réchappé et il a raconté : "Le courrier, caché dans la paille qui garnit le fond des bonbonnes, entre et sort par les camions de livraison. Nos services sont destinés à aider ceux qui partent pour l’Allemagne ; ils peuvent faire prévenir leur famille de leur présence à Drancy, faire poster, un bijou, de l’argent, un mot…Bref nous rompons le silence.. ; cela peut coûter très cher d’être pris".

Il arrivait même à se procurer tout un matériel qu’il donnait secrètement aux prisonniers que l’on entassait dans des wagons à bestiaux, en leur indiquant comment ils pourraient s’évader en ouvrant une brèche par-ci, dévissant des boulons par là : "Soulève les lattes du plancher, au centre, bien entre les roues…Après Metz, le train ralentit c’est plus facile." Bref, il avait créé tout un réseau secret qui lui permettait d’agir à l’insu des gardiens du camp. Enfin, avec d’autres internés, il préparait une évasion plus générale en creusant la nuit un tunnel sous le camp. "Il préparait calmement ce soulèvement, faisant rentrer des armes dans le camp dans des caisses à outils".

A la suite d’une fausse manœuvre il fut découvert, alors qu’un prisonnier lui remettait un message à transmettre à sa famille. Immédiatement, on le jeta au cachot, et on le tortura pour lui faire dénoncer les mailles de son réseau. Son jeune associé dans le magasin qui le soutenait et l’aidait dans ses activités clandestines allait le trouver en cachette et c’est lui qui plus tard témoigna*.

Ce témoignage m’a moi-même profondément bouleversée. A ce moment là j’enseignais le prophète Isaïe et plus particulièrement les poèmes du Serviteur souffrant. J’ai été frappée par la ressemblance de cet homme avec le Serviteur et avec Jésus dans sa passion. Et je vais essayer d’en rendre compte.

Tout d’abord, avant d’être pris, il avait pensé s’évader…peut-être pour pouvoir parler à l’extérieur…puis : "Je ne pars plus, je ne peux pas faire cela. Il y a trop de boulot ici,…Si je m’évade, le tarif c’est 30 déportés (envoyés immédiatement à Auschwitz ou fusillés sur place), je ne peux l’accepter."

Il en a sauvé d’autres et il ne peut se sauver lui-même" (Mt 27,42)

Dans le cachot : " Il fut torturé, battu, écorché, piétiné pour lui faire avouer la filière du courrier(…) Il ne parla pas ! Il ne livra jamais le nom d’un correspondant et ne donna aucun indice sur son réseau. Dents serrées. Lèvres closes. Muet au prix de sa vie (…) Il me disait dans un râle de mourant : "je n’ai rien dit, je tiendrai, je ne dirai rien." "Maltraité, il n’ouvrait pas la bouche, comme l’agneau mené à l’abattoir, comme devant les tondeurs, la brebis muette, il n’ouvrait pas la bouche". Is 53,7

"Tu ne réponds rien ? Qu’est-ce que ces gens attestent contre toi ? Mais Jésus se taisait". Mt 26,62-63

"Loque sanguinolente et poisseuse, il était méconnaissable, il avait à peine la forme d’un homme, sa peau n’était plus qu’une carapace faite de sang noir séché et dur, et, à la place des yeux, deux trous d’un bleu sans fin…mais quelle lumière dans son regard (..) De l’homme il ne restait en tout et pour tout que la Lumière de ses yeux."

"Il n’avait plus figure humaine et son apparence n’était plus celle d’un homme. (Is 52,14) A la suite de l’épreuve endurée il verra la lumière et sera comblé" (Is 53, 11)

"Ils l’emmenèrent, infirme, chaînes aux pieds, chaînes aux mains, fantôme de lui-même. Deux gendarmes le jetèrent dans l’autobus. Je le suivis des yeux avec avidité comme pour le rattraper…Cet homme est l’un de ceux qui, parmi les hommes que j’ai connus, m’a permis de me réconcilier avec l’humanité. Cet homme est l’un des dieux dans lesquels je crois."

"Pilate prit alors jésus et le fit flageller. Les soldats tressèrent une couronne avec des épines et la lui posèrent sur la tête ( et ils lui donnèrent des coups". (…)Puis jésus sortit dehors, portant la couronne d’épines et le manteau de pourpre, et Pilate leur dit :" voici l’homme".Jn 19,1-5

J’ai été saisie par cette dernière remarque : cet homme qui ne ressemblait plus à un homme lui a révélé la grandeur de l’homme et même lui a révélé Dieu.

Et voici la méditation que m’a inspirée cet homme lorsque que, dans le lieu saint du Lithostrotos au couvent de l’Ecce-Homo, (à Jérusalem, vieille ville) je contemplais le Christ de Rouault avec ma belle-sœur :

"Ecce-Homo", voici l’Homme, voici toute personne humaine qui se reflète sur le visage et l’attitude de cet Homme. Voici cet Homme unique qui révèle à tout être la vraie image de Dieu.

Douleur sereine , si l’on peut dire, du Serviteur abandonné, livré. Il ne provoque pas, il ne prétend pas rivaliser avec l’immense souffrance du monde. Il s’y engouffre humblement et transforme alors de l’intérieur la mort et le mal en puissance de vie.

Douceur du visage. Abandon, passivité ? Oui, passivité active du non-violent, liberté intérieure de Celui qui sait qu’en définitive, sa vie "nul ne la prend mais c’est lui qui la donne", qui la remet amoureusement entre les mains du Père.

« Ecce Homo », voici l’humanité, nous voici tous investis de la puissance qui a ressuscité cet homme dont l’image nous provoque :

Plongeons notre regard dans son regard, Nous y reconnaîtrons tous les souffrants du monde.

Regardons ses mains liées, impuissantes, Elles attendent d nos mains qu’elles délient toutes les chaînes.

Absorbons en nous la force de sa douceur, Elle nous fera briser le cercle de toute violence.

Alors son visage nous communiquera sa Lumière, La Lumière du visage même de Dieu.

Sr Anne-Catherine Avril, Notre Dame de Sion

* Note : Les citations en italiques viennent du livre "Le rire et le chagrin" de David Tazartes, le témoin de l’héroïsme du père de ma belle-sœur.

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