Au cœur des lignes de fractures du monde
Pierre Claverie, évêque d'Oran, a été assassiné en 1996 en compagnie d'un jeune Algérien musulman. Leur mort, sangs mêlés, est un grand symbole. Jean-Jacques Pérennes a écrit sa vie dans un livre « Un Algérien par alliance" - édition du Cerf, 2005
« On est dans un lieu de cassure en Algérie : entre musulmans, entre musulmans et le reste du monde, entre le Nord et le Sud, entre les riches et les pauvres… Il y a une cassure et un fossé de plus en plus profond entre ce qui est à une heure et quart d’avion et nous. C’est à hurler maintenant, c’est effrayant…
Et bien justement, c’est la place de l'Église, parce que c’est la place de Jésus…
La croix, c’est l’écartèlement de celui qui ne choisit pas un côté ou un autre, parce que s’il est entré en humanité, ce n’est pas pour rejeter une partie de l’humanité.
Alors il est là et il va vers les malades, vers les publicains, vers les pêcheurs, vers les prostituées, vers les fous… il va vers tout le monde.
Il se met là et il essaie de tenir les deux bouts…
La réconciliation ne peut donc se faire que de manière coûteuse, elle ne peut se faire simplement.
Elle peut aussi entrainer, comme pour Jésus, cet écartèlement entre les inconciliables. Ce n’est pas conciliable un islamiste et un kafir (infidèle).
Alors, que vais-je choisir ?
Eh bien, Jésus ne choisit pas. Il dit : « Moi je vous aime tous », et il en meurt. (p 330)
La perspective d’une mort violente est désormais explicitement présente dans l’esprit de Pierre Claverie, comme il l'écrit quelques mois avant sa mort.
Face à tous ceux qui invitent les chrétiens d’Algérie à partir ou à se mettre à l’abri pour quelques temps, il estime, au contraire, que quelque chose de décisif se joue là, maintenant. Il ne s’agit pas de « jouer sa vie comme à la roulette russe, en l’exposant inutilement », mais de devenir davantage conscient de ses raisons de vivre et de mourir : « En toute vie il y a des heures où les choix révèlent ce que nous sommes et portons en nous ».
Sa détermination est fondée sur une solidarité vécue avec des milliers d’Algériens et d’Algériennes, eux aussi confrontés à la perspective d’une mort violente. Mais elle est fondée, plus fortement encore, sur le mystère de Pâques :
« Le mystère de Pâques nous oblige à regarder en face la réalité de la mort de Jésus et de la nôtre et à rendre compte de nos raisons de l’affronter… Jésus nous apprend à regarder cette heure en face et à ne pas l’escamoter. Douceur ou violence, accomplissement ou arrachement, nous avons à intégrer cette mort comme la réalité la plus révélatrice du poids de notre vie…
Pas de vie sans dépossession car il n’y a pas de vie sans amour ni d’amour sans abandon de toute possession. Ce n’est pas une pulsion de mort, mais une passion d’amour…
Avec Jésus nous refusons la logique de la violence ou de la puissance qui contredisent l’amour et la vie.
La Croix est exactement là et pas dans n’importe quelle souffrance.
Prendre sa Croix à la suite du Christ, comme il nous le demande explicitement, c’est donc entrer lucidement avec lui dans le don de notre vie pour continuer l’œuvre créatrice de Dieu-Père.
A cette époque, les chrétiens vivent un véritable combat, d’abord contre eux-mêmes, pour « ne pas laisser mourir l’amour malgré la rage au cœur, vouloir la paix et la construire à pas de fourmi, ne pas hurler avec les loups, rester libres dans les chaînes… », écrit Pierre Claverie dans l’éditorial du journal du diocèse de mai, dont chaque phrase est bouleversante. » ( p 355-356)