Qui humilie le pauvre outrage son créateur.

Pr 14,31 — Parole de Dieu

Le sappel

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No 86
journal du sappel / février 2013 Vers Diaconia 2013

LUC et EDITH

 Christian Berry a beaucoup rencontré de familles en grandes difficultés lorsqu'il était permanent d'ATD Quart Monde, il y a une vingtaine d'années. Attaché à la dimension chrétienne de son engagement, il nous a confié ces récits qui sont des cris d'une humanité écrasée.

 

Luc : « Lorsqu'on s'est rencontré avec ma femme, on habitait dans une épave de voiture, puis dans une cave ».

Puis Edith parle de ses enfants: « Quand j'ai eu mon accident et que j'ai été hospitalisée, Luc a mis l'aîné chez une nourrice, mais elle le soignait mal et il l'a repris et ensuite il a été placé. Pourtant il l'aimait son fils, il n'aurait pas fallu qu'on y touche.

La seconde, on ne l'a jamais eue car j'avais été une nouvelle fois hospitalisée à cause de ma jambe, elle est née pendant ce temps. Nous ne l'avons vue qu'à la maternité; le matin j'étais allée la voir et le soir quand j'y suis retournée, elle n'était plus là. Nous ne l'avons jamais revue ».

Pendant qu'elle parlait, son mari était prostré les yeux fermés, et à chaque phrase, il grimaçait, serrait les mâchoires, se tassait comme si on lui donnait des coups sur la tête. Puis il s'est mis à pleurer, serrant sa tête entre ses mains et disant: « Arrête, Arrête !» Edith pleurait aussi. Il y eut un long silence, au bout d'un moment il dit: « Pour eux on n'est même plus leurs parents, çà fait si longtemps. Si on allait les voir maintenant, ils nous reprocheraient de les avoir abandonnés». Il s'est alors levé et a marché de long en large dans la pièce. Pendant ce temps Edith priait, suppliait les bras tendus vers le Ciel comme quelqu'un qui n'en peut plus.

         

Pratiquement à chaque visite que je leur faisais, ils me parlaient de leurs enfants. Luc disant inlassablement : «Je n'ai jamais rien eu dans la vie, que deux enfants et on me les a pris». Edith ajoute : «J'écris régulièrement, car sinon on aurait plus de droits sur eux mais à chaque fois on reçoit simplement un mot dactylographié de la DDASS disant que nos enfants vont bien». Elle poursuit : «Nous ne pourrons sans doute jamais les récupérer, alors aller les voir comme ça serait trop dur pour nous. Pour eux nous ne sommes plus leurs parents. Ils doivent se dégoûter de nous maintenant».

Une autre fois elle me confie: «Luc est au chômage depuis plusieurs mois maintenant. Comment veux-tu qu'il reprenne le travail? Tu vois dans le frigo il y a une tomate. Ce soir lorsqu'il va rentrer je vais lui dire : "Mange cette tomate, j'ai mangé la mienne avant." ou je lui dirai que je n'ai pas faim. Oui, la vie est trop dure, trop dure et on est pas assez aidé.

Travailler, travailler, le lundi repartir à zéro quand on démarre dans un travail sans argent et que l'on doit des dettes qu'il faut payer. Les gens ont raison, le chemin est long, c'est un grand voyage. Pour le riche il n'est pas dur, pour les malheureux il est long et dur, mais on le fait avec la volonté de Notre Père car nous les gens malheureux on ne regarde pas à donner.

S'il n'y a plus rien il faut encore et encore espérer. C'est cela qui fait vivre.»

 

Ce jour-là je sonne, personne ne répond. J'entends des disputes. Je sonne à nouveau, alors Edith demande: «Qui c'est?» et elle m'ouvre. On s'embrasse. Luc est debout dans la pièce puis va s'asseoir sur le lit. Il crie: «J'en ai marre, je vais me suicider, là au moins je serai bien» et il continue à crier et à gesticuler: «J'en ai marre de ne pas être respecté, marre de toujours à dire que je ne sais pas lire et écrire, marre de toujours avoir à dire que nos enfants sont placés, marre de ne jamais rien avoir dans ma boîte aux lettres, sauf des trucs emmerdants. Je ne vois personne, ni ma mère, ni mes frères, eux se débrouillent, nous on est là comme des cons!». Au bout d'un moment, elle me dit: «Luc est malade, il a mal au cœur, il va mourir. L'autre jour il est tombé là dans l'appartement. Sans cesse elle répète qu'il va mourir et se met à pleurer. J'essaie de la rassurer». Alors elle me raconte: «Tu sais tous les soirs je prie la Vierge. Elle me parle et je lui parle. Je lui parle de mes parents, de mes enfants. Oui je prie pour mes parents, pour mes enfants qui ne m'aiment pas, pour vous, pour tout le monde. Luc dit que je suis folle, mais toi Christian tu sais bien que je ne suis pas folle. Tu me crois hein?»

Peu de temps après je vais chez eux, Edith se lève de sa chaise pour m'embrasser: «Ah! comme je suis contente de te voir. Vous savez, je suis heureuse, heureuse, je vais revoir mon père». Je lui réponds : «Ton père?». Edith: «Enfin le père qui nous a accompagnés à Lourdes, il vient pour me confesser». Elle dit à plusieurs reprises: «Délivre-nous du mal !». Je sens toute la culpabilité qu'elle porte en elle. Elle poursuit: «Je pense à ma mère, à mon père et maintenant, je reste toute seule. Luc a été malheureux, moi aussi» Elle se met à pleurer. Luc est debout à côté d'elle, il pose sa main sur son épaule et se met lui aussi à pleurer. Edith reprend: «J'en ai marre, je ne suis jamais tranquille, il y a toujours des gens qui viennent, je voudrais être seule, pour pouvoir prier». Elle se met à balayer "Car, dit-elle, le père vient tout à l'heure" puis elle me demande: «La phrase du Notre Père: délivre nous du mal, qu'est ce que ça veut dire? Est ce que ça veut dire qu'on va sortir le mal qui est en nous, ou le contraire?» Je lui dis: «Dieu est un Père qui nous aime sans limite et qui nous pardonne toujours lorsqu'on se tourne vers Lui». Edith: «Ah c'est peut-être pour ça que le père vient tout à l'heure». Puis elle demande qu'on prie ensemble et au bout d'un moment elle dit: «Je ne sais pas prier». Je lui dis que prier ce n'est pas forcément réciter des prières, c'est peut-être aussi parler simplement à Jésus, lui parler de ses peines, de ce qu'on aimerait, des gens qu'on rencontre. Puis un moment après elle dit: «Seigneur tu vois comme on est».

D'autres fois la souffrance la tourmente:« J'en ai marre. Des fois on se demande si Dieu est là. Il y a trop de gens malheureux . On se demande vraiment si Dieu vit. Je m'excuse de te dire, ça mais la vie devient de plus en plus dure, ça va très mal pour tout le monde. Pas de travail, qu'est-ce qu' on va devenir ? On dit toujours Dieu seul sait, mais pourquoi ce grand silence ?».

Un jour,Edith m'apprend que Luc est décédé, « Il n'était pas bien du tout, alors on a voulu aller à l'hôpital. Moi qui marche mal, je l'ai soutenu comme je pouvais pour aller à l'arrêt de bus car il était très fatigué, puis pareil du bus à l'hôpital. Je suis restée un bon moment avec lui et lorsque je suis partie, je me suis retournée, il était à sa fenêtre et me faisait de grands signes. Et le lendemain matin j'ai appris qu'il était mort dans la nuit ».

 

Quelques années plus tard, pendant mes vacances, je lui ai envoyé une carte. Au retour je retrouve ce courrier avec la mention: « N'habite plus à l'adresse indiquée ». Un sentiment de tristesse m'a envahi : Edith nous avait quittés.

J'ai téléphoné à l'état civil de sa ville qui me l'a confirmé. Comment est-elle morte? je n'en sais rien, seule sûrement comme les très pauvres, elle qui avait tant souci des autres.

 

                         Christian BERRY

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