La dignité humaine
Cet article a été publié dans la revue "Théophilyon" des facultés de théologie et de philosophie de l’Université catholique de Lyon, 2008, tome XIII- vol 2 page 373 à 381
Source : Théophilyon.
Samedi 11 mars 2000, dans une rue de Vénissieux, deux voitures de police, girophare en fonction sont garées devant un abri-bus. Un homme est étendu. Je reconnais Daniel L. Il y a là 7 ou 8 policiers dont des femmes ; tous le regardent de haut, bras croisés, lui est allongé par terre. Ils ont dû lui demander ses papiers, car il a ouvert son portefeuille et, appuyé sur un coude, les a étalés sur le trottoir. Il grommelle, hagard. Il ne semble pas bien du tout. Je m'approche. Les policiers étonnés, soupçonneux, me demandent si je le connais, si je vais m'en occuper. Ils prennent son identité. Je le soulève et le ramène chez lui, dans un foyer Sonacotra où il a peur de se rendre : les occupants le rackettent. Il présente une énorme brûlure à la main gauche.
Quand il s'agit de parler de dignité je repense à cet évènement. Un homme par terre, perdu, et d'autres, gardiens de la paix, debout, fiers... Personne qui ne l'ait relevé. Est-ce par habitude de considérer certains hommes comme des êtres inférieurs, incapables de se dresser, de tenir leur rang. Il avait dû boire un peu de trop mais était-ce une raison pour le laisser à terre ? Où était la dignité ? Qui en était porteur ?
La question de la dignité renvoie immédiatement à la question du mérite, donc de la séparation entre les méritants et les autres. La dignité se mériterait-elle ? Certains seraient-ils plus dignes que d'autres ? Si oui, s'agirait-il vraiment d'une même humanité entre les dignes et ceux qui seraient, osons le mot, indignes ? Ces questions, nous les poserons à partir du lieu où nous nous tenons, c'est à dire la communauté du Sappel qui rencontre des familles du Quart-monde. C'est d'elles dont nous rendrons compte dans un premier temps. Ensuite nous verrons que pour elles, et donc pour tous les humains, la dignité n'est pas une capacité mais un absolu lié à la vie. Dans un troisième temps nous nous interrogerons sur la manière dont cet absolu de dignité peu être manifesté.
Les familles du Quart-Monde.
Elles vivent l'exclusion. Elles ne sont pas seulement soumises à une échelle d'inégalité qui les maintiendrait dans une pauvreté plus ou moins grande, mais elles sont dans le monde de la misère. Les familles du QM sont prisonnières de processus actifs de mise à l'écart qui touchent tous les aspects de la vie : formation, profession, logement, santé, vie culturelle, spirituelle.
Cette précarité, cette lutte permanente pour la survie ne permet pas aux familles de se forger une identité, personnelle et collective. La misère les oblige à vivre dans la honte, l'isolement et l'ignorance, sans possibilité de bâtir une histoire, de se projeter dans l'avenir. Elles vivent en permanence dans l'urgence. La conséquence ultime de la misère, c'est d'intérioriser les jugements négatifs que les autres portent sur soi et finir par se croire maudit, abandonné des hommes et donc de Dieu. L'expression " C'est la honte ! " revient souvent dans la bouche des plus pauvres pour exprimer leur difficulté à se tenir face à ceux qui disposent des moyens d'expression. Et pourtant dans le Quart-Monde, il y a le courage ; il y a le désir-fou d'entrer en relation, d'entrer dans l'estime de l'autre.
La communauté du Sappel.
Mouvement d'Eglise issu de ATD Quart-Monde, la communauté du Sappel veut apporter une réponse collective aux aspirations spirituelles des familles du Quart-Monde. Elle permet aux familles de relire positivement leur vie de misère pour y découvrir les traces de la présence d'un Dieu Créateur et Sauveur.
Ce projet comprend la pratique d'une vie fraternelle, l'apprentissage de la Parole de Dieu, une vie de prière et de rencontre avec d'autres croyants. Le Sappel privilégie tout ce qui permet, à la fois d'expérimenter une vie intérieure : atelier d'art, travail sur le corps, mémorisation, temps de retraite, et à la fois d'acquérir des moyens d'expression pour rencontrer d'autres croyants et nourrir la vie de l'Eglise.
La dignité : un absolu lié à la vie.
Daniel a cinquante et un ans en 2000. Il vit seul. Ses frères et sœurs ne peuvent plus supporter ses éclats, ses demandes d'argent sans cesse réitérées. Mis sous tutelle, il a pu avoir un logement, mais là, "faible", il a accueilli des personnes à la rue et a fini par se faire mettre dehors par ceux-là même qu'il avait accueillis. Il parle de lui à la troisième personne : " Il est gentil Daniel." Il dit toujours "oui" à tout mais fait absolument comme il veut. Aucun projet ne tient avec lui. Rien ne marche. Toutes les tentatives de "réinsertion" ont échoué. Il marche dans les rues toute la journée à la recherche d'on ne sait quoi. Il a toujours des blessures aux jambes, à la tête. Il tombe à cause de l'alcool, mais aussi se blesse, se cogne. D'une certaine manière il devrait être mort depuis longtemps, de suicide, d'accident, d'une mauvaise alimentation, bref, d'une vie de misère. Mais il est vivant.
Il y a comme un refus de la mort qui ne se fonde pas sur une pensée, sur une morale, sur un engagement civique. Il n'a pas les moyens de tout cela. Aucune explication de type sociologique, psychologique, religieuse ne peut rendre compte du mystère qu'est Daniel. Il vit. Il a en lui une bonté, une beauté qui dérange. Il porte en lui comme le refus de ce qui n'est pas humain, le refus d'une culture qui accepte l'idée de déchet humain, qui accepte que des humains vivent dans le froid, la faim et le sentiment de malédiction. Il nous disait au cours d'un partage : "Quand on est là, comme cela, tous ensemble, on est en vie éternelle." Il était encore capable de nous enseigner que ce que nous vivions ensemble avait une valeur infinie.
Cela rejoint les options de base du mouvement ATD quart-Monde qui disent : "Tout homme porte en lui une valeur fondamentale, inaliénable qui fait sa dignité d'homme. Quels que soient son mode de vie ou sa pensée, sa situation sociale ou ses moyens économiques, son origine ethnique ou raciale, tout homme garde intacte cette valeur essentielle, qui le situe d'emblée au rang de tous les hommes. Elle donne à chacun le même droit inaliénable d'agir librement pour son propre bien et pour celui des autres." C'est l'affirmation d'une dignité fondamentale et donc d'une commune humanité qui fonde la capacité à faire grandir l'humanité en chacun et pour tous et non l'inverse. La question essentielle est celle de savoir si l'autre, notamment celui qui souffre, est mon frère, s'il est un autre moi-même dans lequel je me reconnais ou pas, s'il fait partie de la même humanité que la mienne. A l'opposé, Mr Jean François Matteï le fait remarquer :" A Rome le mot "dignitas"désigne le mérite attaché à une fonction ou à un office. Et par conséquent la considération et l'estime qu'on a pour celui qui en est digne." On sait comment la "dignité" de quelques citoyens grecs ou romains reposait sur le labeur d'une masse considérable d'esclaves. Mais sommes-nous vraiment éloignés de cette situation ? En droit certes non, mais dans la réalité...
Qu'est ce qui reste quand on n'a plus rien ? Il y a la vie. Il y a la survie, et la survie n'est pas le retour à la bestialité comme on l'interprète souvent, mais un renvoi à un absolu. Comme en écho à la vie du Quart-Monde, le témoignage de Robert Antelme qui a vécu les camps de concentration nazis, est saisissant. Il écrit : "Militer, ici, c'est lutter raisonnablement contre la mort. Et la plupart des chrétiens la refuse ici avec autant d'acharnement que les autres. Elle perd à leurs yeux son sens habituel. (...). Ici la tentation n'est pas de jouir, mais de vivre. Et si le chrétien se comporte comme si s'acharner à vivre était une tâche sainte, c'est que la créature n'a jamais été aussi près de se considérer elle même comme une valeur sacrée. Elle peut s'acharner à refuser la mort, se préférer de façon éclatante : la mort est devenu mal absolu, a cessé d'être le débouché possible vers Dieu."
Et plus loin il ose affirmer : "L'expérience de celui qui mange les épluchures est une des situations ultimes de résistance. (...) Il revendique dans l'acharnement à manger pour vivre, des valeurs les plus hautes. Luttant pour vivre, il lutte pour justifier toutes les valeurs, y compris celles dont son oppresseur, en les falsifiant d'ailleurs, tente de se réserver la jouissance exclusive. (...) Beaucoup on mangé des épluchures. Ils n'étaient certes pas conscients, le plus souvent, de la grandeur qu'il est possible de trouver à cet acte. Ils étaient plutôt sensibles à la déchéance qu'ils consacraient. (...) Les perspectives de la libération de l'humanité dans son ensemble passent ici, par cette "déchéance"..."
Comment ne pas penser ici à la "déchéance", à la fin misérable du rabbi de Nazareth ? Comment ne pas penser à la réponse superbe de la Cananéenne à ce même rabbi qui vient de lui refuser la guérison de sa fille en lui disant : "On ne donne pas le pain des enfants aux petits chiens..." - "Justement ! Les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table des enfants." Ce "justement", n'est pas la résignation à une fatalité, il est intelligence des pauvres qui supportent tout pour obtenir la vie de leurs enfants.
Les actes de résistance des pauvres surprennent, parfois choquent tant ils sont éloignés de l'honorabilité. Ainsi, comment comprendre le désespoir et donc le sursaut de dignité d'une maman qui voit son enfant ne pas apprendre à l'école et qui faute de capacité à s'expliquer va frapper le directeur de l'école ? Comment interpréter, comme une dignité fondamentalement humaine le fait qu'une famille très pauvre accueille une autre famille expulsée de son logement parce que dit-elle : " on ne laisse pas quelqu'un à la rue ! " alors que cet accueil se termine dans la dispute et l'incompréhension. Ainsi cette jeune maman dont plusieurs enfants sont placés, qu'elle n'a même plus l'autorisation de voir, se découvre enceinte, au quatrième mois, d'un neuvième enfant... Si ces gestes, ces paroles, cette naissance sont vraiment des sursauts de dignité, comment s'en convaincre, comment lire avec leurs yeux, comment repérer cet absolu ? La dignité des pauvres n'est pas voyante, convenue. Elle ne peut pas s'auto-justifier. Elle a besoin du regard cordial d'un autre, de la parole d'un autre qui la révèle.
La dignité manifestée.
La résistance de Daniel fut stoppée net. Le 18 octobre 2005, Daniel se fait renverser par une voiture qui ne s'arrête même pas et il meurt. Cinq jours plus tard nous sommes convoqués pour reconnaître son corps tout abîmé. Sur son bras droit est tatoué une petite croix. Sans argent, il devait passer de la morgue au funérarium. Il fut enterré comme un prince par l'Eglise. Qu'avions-nous fait ? Nous avons repris les paroles de Daniel que nous avions récoltés, les gestes qu'il avait posés. Son enterrement fut l'occasion de partager ce que nous avions appris de lui. Sa famille en fut toute retournée. Une femme originaire de Guinée, nous raconta comment dans son pays, il est fait mémoire du défunt. Elle ajouta :" Il ne faut jamais minimiser la vie d'un homme : dans le quartier, il était vu comme un clochard, mais aux yeux de Dieu c'était un fils de Dieu." Pourtant son arrivée dans le groupe de prière fut difficile. Il était souvent ivre et ses interventions intempestives provoquaient la moquerie. Mais la profondeur de ses propos, expliqués, encouragés par le groupe avait fini par convaincre tout le monde de la nécessité de sa présence, même si celle-ci était toujours imprévisible... L'absolu de la dignité est toujours révélé par un autre. C'est un acte de justice que de s'engager à recueillir le génie du plus faible qui s'arcboute contre l'adversité et la mort sans moyens, sans appui. Les pauvres rassemblent parce qu'ils font voler en éclat ce que nous croyons être des normes universelles et qui, en réalité, sont des privilèges déguisés. Ils mettent en évidence le danger d'un savoir qui sépare.
Mettre les plus faibles au centre des projets humains, c'est assurer à chacun qu'il ne sera pas abandonné, qu'il ne tombera pas sous un seuil fatidique où sa dignité serait mise en cause. Un jour, une femme qui faisait des crises d'épilepsie vint au Sappel. Des d'adultes du Quart-Monde rencontrèrent les responsables pour que cette femme soit chassée, tant elle remettait en cause le fragile équilibre du groupe. Ils menacèrent de ne plus venir. La réponse fut tranchante : C'est elle qui avait la priorité. Après un certain temps de flottement, la vie du groupe fit un bond en avant prodigieux : chacun était assuré qu'il avait sa place, qu'il serait respecté quoiqu'il devienne. L'indignité, c'est accepter qu'il y ait des planchers en dessous desquels des humains sont abandonnés.
Il y a un dernier aspect de la vie de Daniel qui témoigne de la dignité fondamentale de tout homme. Lorsqu'il participait au groupe de prière, très souvent il disait en écartant les bras :" Je vais vous dire quelque chose : Le Seigneur est avec nous tous !" Cette phrase remaniée de la liturgie eucharistique le faisait vivre. Nous nous sommes beaucoup interrogés sur l'habitude qu'il avait prise de la répéter. Cet homme dont tout le quartier se moquait, cet homme humainement cassé, était, spirituellement, loin devant. Il exerçait la dignité sacerdotale de son baptême en assurant à la communauté chrétienne que Dieu était présent dans le monde. Lui, le défiguré, affirmait qu'aucun humain, créé à l'image et à la ressemblance de Dieu n'était abandonné de Lui.
La dignité humaine révélée par les exclus ne se fonde pas sur une capacité à justifier sa propre existence ; elle n'enferme pas dans un statut à conquérir. Mais elle est, sur le point de sombrer dans la déchéance et la mort, indignation absolue devant le mépris, contestation radicale de ce qui se fonde sur l'exclusion, proclamation d'une fraternité possible et incontournable. Elle est revendication d'une humanité une, ouverte sur un don à recevoir. Pierre Davienne, diacre communauté du Sappel, Vénissieux.