PAROLE et GESTES
Cet article a été écrit pour le numéro "191", d’aout 2004, de la revue "Quart-Monde" du Mouvement ATD Quart-Monde, pages 38 à 42.
Source revue Quart-Monde.
L'horizon, qu'il soit proche ou lointain est fuyant ; il recule toujours. Certes, plus il est loin, plus il permet de se mouvoir dans un espace, d'expérimenter la liberté ; mais en même temps, il laisse insatisfait : l'horizon, qu'il soit proche ou lointain est toujours fermé. Qui dit horizon dit horizontalité. Et si, pour élargir vraiment l'horizon, il fallait trouver une autre dimension ? Voir autrement l'horizon, n'est ce pas emprunter un chemin de verticalité ? La verticalité, c'est la relation avec la transcendance, mais aussi avec l'intériorité, avec la profondeur de l'être.
Depuis 1989, la communauté du Sappel rencontre et rassemble des familles du Quart-monde pour qu'elles puissent vivre leur foi et avoir leur place dans l'Eglise. Pour cela, il fallait leur permettre à la fois d'exprimer dans l'Eglise leur expérience si particulière de vie, forgée par l'exclusion, mais aussi leur permettre de prendre conscience de la profondeur de leur expérience spirituelle. C'est dans cette dernière dimension que nous avons expérimenté, entre autre (1) la transmission orale et gestuée de la Parole de Dieu.
Après en avoir exposé les principes, nous indiquerons comment nous la pratiquons et quels en sont les fruits.
La mémorisation (ou gestuation) de la parole de Dieu fait suite aux travaux de Marcel Jousse (1886-1961) (2) Anthropologue et prêtre, M.Jousse a travaillé toute sa vie sur le geste et la parole. Il en concluait que l'être humain ne se définissait pas par sa capacité de penser, mais par celle de "mimer" le réel de manière globale et rythmée. L'humain reçoit les informations du mouvement de ce qui l'entoure, il le rejoue intérieurement et le ré-exprime de manière neuve en fonction de son histoire, sa culture, de son corps, de sa psychologie. Il sagit du mimisme ; le corps de l'humain étant le laboratoire du réel. L'essence de la Parole est d'être Geste. Elle est, de façon concrète une activité laryngo-buccale mais aussi le compte rendu oral de mouvements du monde. C'est pour cela qu'un Paulo Freire peut dire : " prononcer une parole authentique, c'est transformer le monde". (3) Pour nous, cette dynamique de compréhension de ce qu'est l'homme nous a paru une véritable chance pour les familles du quart-Monde et donc pour tous : l'intelligence n'étant pas la faculté d'aligner des concepts, mais de rendre compte de la réalité par tout son être ; savoir c'est avant tout expérimenter avec tout son être.
L'établissement d'un récitatif biblique nécessite un long travail exégétique pour retrouver dans le corpus des Ecritures le dynamisme et les structures de l'oralité mis en évidence par Marcel Jousse. Elles sont bâties essentiellement sur des formules de sens et de rythme mises en balancement et donc "assimilables" par des corps et des cœurs humains. Cela nécessite aussi un travail de composition musicale qui sert le texte. La musique se situe entre le chant choral (qui serait trop compliqué à mémoriser) et la psalmodie (qui serait trop répétitive.) A chaque culture d'inscrire dans son folklore les accents de la parole ! Cela demande aussi un travail anthropologique pour trouver la justesse des gestes et leur sens pour le croyant d'aujourd'hui, dans ce qu'ils ont de particulier ou bien d'universel. Certains gestes, théologiques, sont de l'ordre d'une interprétation et d'une codification ( par exemple pour le mot "foi" ou le mot "Amen" nous faisons le geste de nous appuyer sur du solide (qui vient du sens du mot en hébreu) ou bien nous faisons un geste d'accueil de cette même foi. La foi étant en même temps une grâce (don de Dieu) et une liberté (décision humaine.) Par contre, d'autres mots plus particuliers à tel ou tel groupe sont davantage laissés à la spontanéité des ceux qui enseignent et apprennent. Le langage gestuel n'est pas parallèle au langage oral. La maison bâtie sur la pierre (4) qui n'est pas tombée, est exprimée gestuellement par des murs qui restent debout... Nous ne sommes pas dans l'alphabet gestuel des sourds et muets où chaque geste exprime un son, mais dans une dynamique gestuelle aidant la mémoire et donnant sens à la Parole. L'apprentissage est simple : Sur un balancement du corps, nous répétons le texte formule par formule. La seule pédagogie est celle de la répétition, ponctuée par quelques remarques sur les gestes. La gestuation devenant un élément constitutif de la communauté, nous gestuons donc à tous moments de rencontre, à des degrés divers. Elle devient langage, signe de communion entre nous et parfois parole de réconfort au téléphone...
Ce qui frappe le plus avec les personnes du Quart-Monde c'est la joie à gestuer. Ils sentent que cette Parole a plus à voir avec la vie, avec leur vie qu'avec des idées sur Dieu, idées sur lesquelles ils n'ont pas de maîtrise.
Quelques exemples nous servirons à recueillir les fruits de la gestuation.
Une expérience de Vérité. Lors d'une session nous apprenions l'épisode de la rencontre de Jésus avec le lépreux (5) Vu la corpulence et la maladie de certaines personnes, nous avions renoncé à leur demander de se mettre par terre pour vivre le passage : "Et tombant sur sa face ". Simplement, nous mettions le visage dans le creux de nos mains. Ce texte devait servir de liturgie pénitentielle au cours de la messe qui allait suivre. Voyant à quel point ils entraient dans le récitatif, nous avons proposé quand même à qui voulait, de se mettre par terre le front contre terre. En récitant ce texte, nous nous sommes aperçus que tout le monde était front contre terre, en attitude d'imploration, de demande intense de pardon. Le geste devenait parole de vérité, en coïncidant à la parole orale. Combien de fois la demande de pardon ou tout autre parole est dite sans être pensée, sans être en harmonie avec le corps ou bien même en total rupture avec l'attitude corporelle ! Nous avons fait l'expérience d'un lien entre l'intention du cœur, le corps et la parole. C'est peut-être cela la vérité : non la conclusion d'un raisonnement logique, mais la cohérence de l'expérience humaine.
Une expérience d'acquisition.
Pendant une année, avec des adultes, nous avions étudié l'histoire de Joseph le patriarche. Nous voulions rester sur le texte sans trop chercher à le situer dans l'histoire car pour les familles du Quart-Monde, parfois, tout se mélange. Arrivé au passage où Joseph en prison dit au grand échanson : "Souviens-toi de moi quand tu seras rétabli dans ta charge..." (6) une dame dit : " C'est comme Jésus !" Nous nous étonnons. Elle continue à chercher. Au bout d'un moment elle dit :" Si ! C'est comme Jésus sur la croix avec le malfaiteur quand il dit : Souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton royaume." Ce mot "malfaiteur" était celui du récitatif de la passion en Luc appris trois ans auparavant... Après cela nous avons recherché dans les textes les passages pouvant préfigurer le Christ. Ce fut un moment important où une femme en grande difficulté faisait l'expérience de savoir, de faire des liens avec d'autres passages, réinventant, rien de moins, la lecture typologique de la Bible.(7) Et puis, quelle joie de savoir que l'on sait ! La mémorisation donne des formules, du vocabulaire, mais aussi des structures de pensée. L'enchaînement des formules, leur ordre donne des matériaux pour ordonner sa propre pensée.
Devenir commentateur.
Nous apprenons la parabole de la brebis perdue (8) au cours d'une retraite. Nous la méditons et puis nous nous retrouvons en groupe de partage. Une femme d'Alsace, imposante, ne parle pas. Plusieurs fois je lui donne la parole, mais sans succès. Pourtant, elle est extrêmement présente et suit tout ce qui se dit. A la fin du partage, j'ose à peine lui proposer de prendre la parole, pour ne pas la mettre dans l'échec. Elle se met à parler : "Dieu, il est affolé !" Devant la formulation qui jaillit comme une fulgurance, comme un cri, je lui fais répéter. Elle reprend : " Dieu, il est affolé quand un homme se perd, comme une maman quand elle perd un enfant. " Elle ajoute : " Moi, j'ai perdu un enfant qui avait 9 ans et un autre qui avait 8 ans..." Et elle se met à raconter la mort de ses deux enfants, morts de misère dans ses bras. Que s'est-il passé en mémorisant ? Le fait de poser des gestes sur la Parole de Dieu et de les vivre permet une incarnation de cette Parole, et restitue aussi une épaisseur humaine à celui qui gestue en faisant resurgir la mémoire, l'histoire personnelle dans ses aspects physiques, émotionnels et spirituels. Le fait de vivre symboliquement l'état de cet homme qui perd une brebis a fait monter en elle la mémoire de ce qu'elle a vécu. La Parole gestuée a permis un lien entre ce qu'elle a ressenti en gestuant et ce qu'elle avait ressenti en vivant le drame de la perte de ses enfants. Elle arrivait enfin à mettre une Parole sur son expérience. Le geste symbolique permet de s'expliquer à soi-même sa propre histoire. Il devient lien entre ce qui a été vécu et la vie d'aujourd'hui.
Mais aussi, cette femme parvient à avoir une parole sur la parabole et son ancrage dans la réalité, la vérité de l'enseignement du Rabbi de Nazareth. Par là, elle accède à une connaissance de Dieu. Par analogie elle commence à pouvoir dire quelque chose de Dieu. La parole gestuée symboliquement, globalement, crée le lien entre la vie humaine et la Parole de Dieu et donc entre la vie humaine et Dieu. Nous sommes dans le Dabar hébreu : parole qui crée la vie et l'histoire, Parole qui est geste. La parole gestuée permet une pensée incarnée.
Il en est de même pour Jean- Claude avec qui nous gestuons : "Voici je me tiens à la porte et je frappe. Si quelqu'un entend ma voix et ouvre la porte..." (9) Il m'arrête. "ça ne va pas ton geste, là, ta porte.." (les deux bras droits devant le visage). Je lui demande pourquoi. " plus bas les mains, plus bas, encore, encore..." Les mains sont maintenant abaissées et les bras grands ouverts. Il dit : " Voilà, c'est bien. La porte, c'est la porte du cœur." Dans l'épisode de Naïm (9) les portes de la ville s'ouvrent pour laisser passer le cortège mortuaire. Jean-Claude connaissait ce geste, mais il ne s'est pas laissé enfermer par ce geste qui restait encore extérieur. Il a bien senti qu'il s'agissait d'une réalité spirituelle. Son intelligence du corps, du cœur a pu se déployer pour intérioriser encore la signification de la porte.
La Parole et la vie.
Huit jours après Pâques 2001, en week end avec des adultes du Quart-Monde, nous réfléchissons sur le contenu de la Bonne Nouvelle. Dans un groupe plusieurs se mettent à dire : "C'est Jésus Ressuscité". Tous adhèrent, mais en approfondissant pour savoir ce que cela veut dire, une jeune femme s'effondre en disant : " ça ne change rien dans ma vie..." Long silence... impasse... L'animatrice ne sait comment reprendre. Et elle dit : " et les récitatifs, ce n'est pas la Bonne nouvelle ? " A ce moment, tous se mettent à en parler avec enthousiasme. Surtout cette jeune femme qui cite une liste de 13 récitatifs qu'elle connaît et explique comment elles les transmet à ses enfants."L'idée du Christ ressuscité" ne lui évoque rien, mais de réciter sa parole, c'est cela qui la fait vivre. Dans sa vie complètement chaotique, c'est cette parole qui la tient encore debout. Cela rejoint une interprétation de la tradition d'Israël qui insiste sur la Parole à faire puis à entendre :" tout ce qu'a dit YHWH nous ferons et nous écouterons." (11) et plus encore dans le livre des psaumes : " Bénissez YHWH ses messagers, guerriers puissants faisant sa parole pour écouter la voix de sa parole." (12) C'est en "pratiquant", en "faisant" la parole que nous pouvons l'entendre et la comprendre. L'acte de lecture de texte ou du réel n'est pas seulement soumis à des normes extérieures réservées à quelques uns, mais lié à une expérience de vie. Sur ce terrain, les plus pauvres nous devancent.
Quelques pistes pour conclure. La Parole de Dieu reçue dans l'intelligence, le cœur et le corps est source de libération et de guérison . Les récitatifs font prendre conscience aux personnes qu'elles peuvent contenir un parole. Elle sont donc des contenants. Cela peut paraître primaire de dire cela, mais c'est capital. Cela veut dire qu'il y a un "dedans" et un "dehors", et peut-être une intimité possible. Il y a une intériorité et une identité qui se construisent. Ce "moi" qui mémorise et récite une parole fait aussi l'expérience du temps. Il fait advenir du futur un texte qu'il a appris dans le passé et qu'il actualise pour aujourd'hui.
La parole apprise est une parole reçue d'un Autre. Un Autre m'habite sans me détruire. Au contraire. Il me donne des mots, pour pouvoir dire JE et TU. Si l'autre est là sans détruire ni juger, peut-être puis-je oser parler à d'autres, à l'Autre en moi, à l'autre que je suis. Alors oui, l'horizon recule parce que je parviens lentement à "la chambre de l'éternel vainqueur." (13) Pierre Davienne, diacre Communauté du Sappel.
NOTES :
1- Pour alimenter cette vie intérieure, de nombreux ateliers ont vu le jour : atelier d'art, d'écriture, de théâtre, école de prière, étude de la Bible, danses.
2- Pour entrer dans la pensée de M. Jousse lire : Gabrielle Baron "Mémoire Vivante" Paris Le Centurion. 1981 3- Paulo Freire "Pédagogie des opprimés" Petite collection Maspéro Page 71 4- Mathieu 7,24 5- Luc 5,12-16 6- Genèse 40,14 7- La typologie considère certains personnages ou événements comme fondement de sens ou clefs de lecture pour d'autres passages ; par exemple la vocation d'Abram, le veau d'or, la manne au désert ... Pour les chrétiens, la première alliance préfigure l'oeuvre du Christ 8- Luc 15,3-7 9- Apocalypse 3,20 10- Luc 7,11 11- Ex 24,7 12- Psaume 103,20 13- René Daumal "La guerre sainte" in "Le livre d'or de la poésie françaises." Pierre Seghers Marabout Université page 207