"Je n'ai pas eu la chance de rencontrer les bonnes personnes au bon moment..."

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Le sappel

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No 80
journal du sappel / Février 2011 Journal Télécharger le journal au format PDF

Le Bon Dieu sans confession

Nous publions un extrait du livre de Gilles Rebèche, diacre du diocèse de Toulon-Fréjus, « Qui es-tu pour m’empêcher de mourir ? » Ed de l’Atelier,p86 (ce passage est illustré par nos soins, par Olivier Lejeune).

La première fois que je vis Marceline avec une robe à fleurs, je n'en revins pas. J'avais toujours connu cette vieille femme, toute habillée de noir. Elle était notre voisine lorsque nous habitions à la cité de transit du Fort Rouge. Elle enrageait quand les enfants de la cité abîmaient les plantes qu'elle soignait avec tant de patience. Son mari, André, avait clôturé leur petite maison comme un bunker, fatigué par les intrusions des adolescents qui venaient leur voler les cerises quand c'était la saison et leur jeter des cailloux le reste de l'année.

Nous nous étions apprivoisés par le sourire et les salutations sur les pentes du Faron. Quand elle remontait ses courses, je lui proposais de l'aide et nous avions fini par sympathiser même si elle pestait toujours contre les enfants dont nous nous occupions.

Lorsque André fut emporté par une grave maladie, elle se fit encore plus proche. Nous étions devenus un peu comme sa famille et elle commença à se confier. Elle avait une manière de parler où le bon sens l'emportait toujours.

Ce jour-là, comme elle avait remarqué ma surprise devant sa robe à fleurs, elle me dit vivement : « Eh bien, ça vous étonne qu'une vieille femme puisse devenir amoureuse ? » Je ne savais que lui dire. Elle avait rencontré Tony, un fringuant jeune homme de quatre vingt ans. D'origine corse, il avait gardé une allure très élégante. Ils avaient fait connaissance dans le bus. « N'allez pas vous imaginer des choses ; à nos âges, c'est surtout pour le plaisir d'être ensemble et de ne pas être seuls ? Faut pas croire, la tendresse c'est important ! Plus encore que l'eau et le soleil pour les plantes vertes ! Mais ça serait quand même bien si on pouvait se marier à l'Eglise. »

Il était inimaginable qu'ils se marient civilement, car elle risquait de perdre le peu de retraite de son précédent mari décédé. J'essayais donc de lui expliquer qu'il fallait faire quelques démarches et s'y préparer un peu. « Ce que vous pouvez être compliqués parfois » me répondit-elle, et elle s'en alla comme elle était venue. Je restais songeur. Je n'oubliais pas ce qu'elle avait dit à Mgr Gilles Barthe le jour de mon ordination : « Merci de l'avoir fait diacre ! Pour nous c'est comme si le Bon Dieu, il s'intéressait enfin à nos vies. Il paraît parfois si loin ! »

J'avais compris plus tard ce que signifiait ce « si loin » pour Marceline. Elle m'avait confié que sa robe noire, c'était en fait le deuil de son premier amour qu'elle portait. Elle avait été fiancée dans sa jeunesse à un garçon parti à la guerre. Que Dieu lui semblait absent ! Et surtout il n'aurait pas fallu lui dire que Dieu était « l'Amour ».  Et ce n'est qu'une fois veuve, officiellement, qu'elle retrouva sa jeunesse. Tony arrivait dans sa vie, comme un cadeau du ciel.

Quelques temps plus tard, j'assurais une permanence dans l'église de Beaucaire, un quartier populaire de Toulon. Le curé était absent, il m'avait demandé de lui garder le presbytère et l'église pour prévenir d 'éventuels actes de vandalisme dans cette zone « sensible ».

Je ne sais comment Marceline l'avait appris. Toujours est-il que je la vis venir frapper à la porte du presbytère, bras dessus bras dessous avec Tony en costume blanc, chargé d'un beau bouquet de fleurs. « Ah vous êtes là, me fit-elle avec un air entendu, on passait dans le coin, et on voulait mettre des fleurs à l'église. Est ce que c'est possible ? »

En fait, elle voulait aller se recueillir devant la statue de la Vierge Marie. Quand j'eus trouvé un vase pour le bouquet, elle se blottit contre Tony et me dit avec une certaine autorité : «  Faites pour nous une belle prière, comme vous savez les faire ». J'improvisais quelques mots : « Sainte Marie, Mère de toute tendresse, voyez comme Marceline et Tony sont heureux ! Ils veulent vous dire merci pour cet amour déposé en leur cœur. Présentez à Jésus, votre Enfant, tout le temps qu'il leur reste à vivre dans la joie. Qu'il les bénisse et les protège ! Accueillez ces fleurs comme le signe de leur affection et de leur foi en l'amour de Dieu ! Amen ! » J'avais à peine fini la prière qu'ils me serraient l'un et l'autre dans leurs bras, pleurant à chaudes larmes et me couvrant de baisers. Et sans rien attendre d'autre, je les ai vu repartir en se donnant la main, et répétant plusieurs fois : « Ah merci, merci, merci ! »

Je réalisais, stupéfait, que dans leur cœur, c'était comme si je venais de célébrer leur mariage. Rien n'était vraiment « en règle », mais c'était ainsi ! Je restais ensuite de longues heures dans cette église Saint-Michel à prier et à méditer sur cet événement, en pensant non seulement à Marceline et Tony, mais aussi à toutes les personnes âgées, seules oubliées. La diaconie ne pouvait pas se construire sans elles.

Je me rappelai alors une réflexion de Marceline répondant à sa fille qui lui demandait : « C'est quoi un diacre », quand je venais préparer les obsèques d'André. Elle lui avait répondu : « C'est quelqu'un qui te donne le Bon Dieu sans confession ! »

Gilles Rebèches

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